VII
« NOUS ALLONS PÊCHER LA SARDINE… »

La flotte arrivait et Séville, et toute l’Espagne, et l’Europe entière se préparaient à bénéficier du torrent d’or et d’argent qu’elle apportait dans ses cales. Escortée depuis les Açores par l’Armada de la Mer océane, l’immense escadre qui remplissait l’horizon de voiles était parvenue à l’embouchure du Guadalquivir ; et les premiers galions, chargés à ras bord de marchandises et de richesses, commençaient à jeter l’ancre devant Sanlúcar ou la baie de Cadix. Pour remercier Dieu d’avoir protégé la flotte des tempêtes, des pirates et des Anglais, les églises célébraient des messes et des Te Deum. Les armateurs et affréteurs faisaient le compte de leurs profits, les marchands aménageaient leurs boutiques pour installer les nouveaux articles et organisaient leur transport vers d’autres lieux, les banquiers écrivaient à leurs correspondants en préparant des lettres de change, les créanciers du roi mettaient de l’ordre dans les factures qu’ils espéraient se faire rapidement payer, et les hommes des douanes se frottaient les mains en pensant à ce qui tomberait dans leurs poches. Tout Séville pavoisait pour fêter l’événement, le commerce revivait, on vérifiait les creusets et les coins pour frapper la monnaie, on faisait le ménage dans les magasins des tours de l’Or et de l’Argent, et l’Arenal bouillonnait d’activités, avec chariots, embarcations, curieux, esclaves noirs et mauresques qui préparaient les quais. On balayait et arrosait les portes des maisons et des commerces, on remettait à neuf les auberges, tavernes et bordels, et du noble orgueilleux jusqu’à l’humble mendiant ou la plus défraîchie des prostituées, chacun se réjouissait de la fortune dont il espérait bien obtenir sa part.

— Vous avez de la chance, dit le comte de Guadalmedina, en regardant le ciel. Il fera beau temps à Sanlúcar.

Ce soir-là, avant d’entreprendre notre mission — nous avions rendez-vous à six heures sonnantes avec le comptable Olmedilla sur le pont de bateaux — Guadalmedina et don Francisco de Quevedo avaient voulu dire au revoir au capitaine Alatriste. Nous nous étions retrouvés dans un petit estaminet de l’Arenal, un assemblage de planches et de toiles venant de chez le maître calfat voisin, qui s’adossait à un mur des anciennes corderies. Il y avait des tables avec des tabourets dehors, sous le porche rustique. À cette heure le lieu était tranquille et discret, fréquenté seulement par quelques matelots, et parfait pour bavarder. La vue était très agréable, avec l’animation du port et les portefaix, charpentiers et calfats travaillant près des bateaux amarrés sur l’une et l’autre rive. Triana, blanche, vermillon et ocre, brillait de tout son éclat sur l’autre berge du Guadalquivir, avec les caravelles des pêcheurs de sardines et les barques de service faisant la navette d’un bord à l’autre, leurs voiles latines déployées dans la brise du soir.

— Je bois à un bon butin, dit Guadalmedina.

Nous bûmes tous en levant nos pots de terre vernissée, bien que le vin ne fût pas à la hauteur des circonstances. Don Francisco de Quevedo, qui eût probablement souhaité nous accompagner dans notre descente du fleuve, ne pouvait le faire pour des raisons évidentes, et il s’en montrait fort attristé. Le poète restait un homme d’action, et il ne lui eût pas déplu d’ajouter l’abordage du Niklaasbergen à ses expériences.

— J’aurais aimé jeter un coup d’œil à vos recrues, dit-il en nettoyant ses lunettes avec un mouchoir qu’il avait sorti de la manche de son pourpoint.

— Moi aussi, affirma Guadalmedina. Sur ma foi, ce doit être une troupe haute en couleur. Mais nous ne pouvons pas nous mêler trop de l’affaire… À partir de maintenant, la responsabilité t’appartient, Alatriste…

Le poète remit ses lunettes. Il tordait sa moustache dans une mimique sarcastique.

— Voilà qui est bien de la manière d’Olivares… Si tout se passe bien, il n’y aura pas d’honneurs publics, mais si cela se passe mal, il y aura des têtes qui rouleront.

Il but quelques longues gorgées et contempla le vin d’un air pensif.

— Parfois, ajouta-t-il, sincère, je m’inquiète de vous avoir embarqué dans cette histoire, capitaine.

— Rien ne m’y oblige, dit Alatriste, inexpressif. Il tenait le regard rivé sur la rive de Triana. Le ton stoïque du capitaine arracha un sourire à Álvaro de la Marca.

— On dit, murmura-t-il en détachant bien les mots, que notre Philippe IV a été mis au courant des détails. Il est enchanté de jouer un tour au vieux Medina Sidonia, en imaginant la tête qu’il fera quand il apprendra la nouvelle… Sans oublier que l’or est l’or, et que Sa Majesté catholique en a besoin comme tout le monde…

— Et même plus, soupira Quevedo. Les coudes sur la table, Guadalmedina baissa encore la voix.

— Ce soir même, en des circonstances qu’il ne m’appartient pas de conter ici, Sa Majesté a demandé qui dirigeait le coup…

Il laissa un instant ses paroles suspendues en l’air, en attendant que nous nous pénétrions bien de leur sens.

— Elle l’a demandé à l’un de tes amis, Alatriste. Tu comprends ?… Et celui-ci lui a parlé de toi.

— Il en a dit merveille, je suppose, dit Quevedo. L’aristocrate le regarda, offensé qu’il pût seulement supposer.

— Par Dieu, s’agissant d’un ami, cela va de soi.

— Et qu’a dit le grand Philippe ?

— Comme il est jeune et qu’il aime les défis, il a montré le plus vif intérêt. Il a même parlé de venir cette nuit incognito sur le lieu de l’embarquement, pour satisfaire sa curiosité… Mais Olivares a poussé des cris d’orfraie.

Un silence gêné s’installa autour de la table.

— Il ne manquait plus que cela, soupira Quevedo. Avoir l’Autrichien sur le dos.

Guadalmedina faisait tourner son pot dans ses mains.

— En tout cas, dit-il après une pause, le succès serait le bienvenu pour nous tous.

Soudain il se souvint de quelque chose, porta la main à son pourpoint et en tira une feuille pliée en quatre. Elle portait le sceau de l’Audience royale et un autre du maître des galères du roi.

— J’oubliais le sauf-conduit, dit-il en la remettant au capitaine. Il vous autorise à descendre le fleuve jusqu’à Sanlúcar… Je regrette d’avoir à te dire qu’une fois là-bas tu devras le brûler. À partir de ce moment, si l’on te pose des questions, tu devras inventer une fable quelconque… L’aristocrate caressait son bouc en souriant.

— Tu pourras toujours expliquer, comme dans la vieille chanson, que tu vas à Sanlúcar pour pêcher la sardine.

— Reste à voir comment se comportera Olmedilla, dit Quevedo.

— Il ne doit sous aucun prétexte aller sur le bateau. Sa présence n’est nécessaire que pour prendre livraison de l’or. C’est à toi qu’incombe de veiller sur sa santé, Alatriste.

Le capitaine regardait la feuille de papier.

— On fera ce qu’on pourra.

— Cela vaut mieux pour nous.

Le capitaine rangea le pli dans la basane de son chapeau. Il était aussi froid qu’à son habitude, mais moi, je m’agitai sur mon tabouret. Trop de roi et trop de comte et duc là-dedans, pour la tranquillité d’esprit d’un simple apprenti soldat.

— Les armateurs du bateau protesteront, naturellement, dit Álvaro de la Marca. Medina Sidonia sera furieux, mais aucun de ceux qui sont mêlés à l’intrigue n’osera piper mot… Avec les Flamands, ce sera différent. Là nous aurons des protestations, des échanges de lettres et une tempête dans les chancelleries. C’est pour cela qu’il faut que tout se présente comme un banal abordage : des bandits, des pirates, des gens de cet acabit…

Il porta le pot à sa bouche avec un sourire malicieux.

— De toute manière, personne ne réclamera un or qui, officiellement, n’existe pas.

— Il ne vous a pas échappé, dit Quevedo au capitaine, que, si quelque chose tourne mal, tout le monde s’en lavera les mains.

— Y compris don Francisco et moi, précisa Guadalmedina sans guère s’encombrer de subtilités.

— C’est cela même. Ignoramus atque ignorabimus.

Le poète et l’aristocrate regardaient Alatriste. Mais le capitaine, qui continuait de contempler fixement la rive de Triana, se borna à acquiescer brièvement de la tête, sans ajouter de commentaires.

— Si c’est le cas, poursuivit Guadalmedina, je te recommande d’ouvrir l’œil, parce que cela risque de chauffer. Et c’est toi qui paieras les pots cassés.

— À supposer qu’on vienne à votre secours, nuança Quevedo.

— En conclusion, martela Álvaro de la Marca, personne, sous aucun prétexte, ne devra porter secours à personne…

Il m’adressa également un bref coup d’œil.

— À personne.

— Ce qui signifie, résuma Quevedo, qui savait mieux que quiconque mettre les points sur les i, que le choix se résume à ces deux perspectives : vaincre, ou se faire tuer sans ouvrir la bouche.

Et ce qu’il disait était si clair que, même énoncé d’une autre façon, je l’aurais compris.

Après avoir pris congé de nos amis, nous descendîmes l’Arenal, le capitaine et moi, jusqu’au pont de bateaux où, ponctuel et rigoureux comme à son habitude, le comptable Olmedilla nous attendait. Il marcha à côté de nous, sec, endeuillé, visage sévère, sans desserrer les lèvres. Le soleil couchant nous éclaira horizontalement tandis que nous traversions le fleuve en direction des murs sinistres du château de l’Inquisition, dont la vue réveillait en moi les pires souvenirs. Nous étions prêts pour l’expédition : Olmedilla avec un long manteau noir, le capitaine portant sa cape, son chapeau, son épée et sa dague, et moi avec un énorme ballot qui contenait, plus discrètement, quelques provisions, deux couvertures de laine, une outre de vin, une paire de pistolets, ma dague — dont j’avais fait réparer la garde dans la rue des Biscayens —, de la poudre et des balles, la rapière de l’alguazil Sánchez, le casaquin en peau de buffle de mon maître, et un autre léger, neuf, en bon daim épais, que nous avions acheté vingt écus chez un fripier de la rue des Francs. Le rendez-vous était à La Cour du Nègre, près de la croix de l’Altozano ; c’est ainsi que, laissant derrière nous le pont et la profusion des grands navires, galères et barques qui étaient amarrés tout le long de la rive jusqu’au port des pêcheurs de crevettes, nous arrivâmes au lieu fixé, juste au moment où la nuit tombait. Triana comptait beaucoup d’auberges bon marché, gargotes, tripots et cabarets à soldats, de sorte que la présence en ces lieux de gens d’épée et de tenues guerrières n’attirait pas l’attention. En réalité, La Cour du Nègre était une auberge infecte dont le patio à ciel ouvert avait été transformé en taverne sur laquelle, les jours de pluie, on tendait une vieille bâche. Les gens s’asseyaient là sans quitter chapeaux ni capes, et compte tenu de la fraîcheur de la nuit et de la qualité des habitués, il était des plus commun que tout le monde fût ainsi dissimulé jusqu’aux sourcils, les épées faisant saillie à la taille et la dague pointant sous la cape. Nous nous installâmes, le capitaine, Olmedilla et moi, à une table située dans un coin, nous commandâmes à boire et à souper, et nous inspectâmes tranquillement les alentours. Plusieurs de nos ruffians étaient déjà là. Je reconnus à une table Ginesillo le Mignon, qui n’avait pas sa guitare avec lui mais, en revanche, une épée énorme à la ceinture, et Guzmán Ramirez, tous deux le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles et la cape rejetée sur l’épaule leur couvrant la moitié de la figure ; et tout de suite après je vis entrer Saramago le Portugais, qui arrivait seul et se mit à lire à la lumière d’une chandelle un livre qu’il avait sorti de sa poche. Là-dessus entra Sebastián Copons, petit, dur et silencieux comme à l’ordinaire, qui alla s’asseoir avec un pichet de vin sans rien regarder, pas même son ombre. Personne ne faisait mine de reconnaître personne, et peu à peu, seuls ou deux par deux, d’autres arrivaient, reins cambrés et regards en coin, faisant résonner tout le fer qu’ils portaient sur eux, prenant place ici et là sans échanger une parole. Le groupe le plus nombreux était composé de trois hommes : Juan Jaqueta aux énormes favoris, son compère Sangonera et le mulâtre Campuzano, que les démarches appropriées du capitaine, par l’intermédiaire de Guadalmedina, avaient libéré de sa retraite ecclésiastique. Tout habitué qu’il fût, le tavernier observait cette affluence de fiers-à-bras avec une méfiance que le capitaine dissipa vite en lui glissant dans les mains quelques pièces d’argent, procédé idoine pour rendre muet, aveugle et sourd le plus curieux des hôteliers, surtout lorsqu’on le complète d’une mise en garde contre l’éventualité de se retrouver, en cas de bavardage, avec une jolie entaille à la gorge. Dans la demi-heure qui suivit, la senne se trouva complètement remplie. À ma grande surprise, car je n’avais pas entendu Alatriste dire quoi que ce fût à son sujet, le dernier à entrer fut Bartolo Chie-le-Feu en personne, un bonnet enfoncé sur son épais et unique sourcil, un large sourire sur sa bouche ébréchée et noire, lequel adressa un clin d’œil au capitaine et alla se promener sous les voûtes, près de nous, faisant semblant de rien avec la même discrétion qu’un ours brun dans une messe de requiem. Et, bien que mon maître ne m’ait jamais rien dit à ce propos, je soupçonne que, même en le sachant plus ruffian de carton-pâte que de bon acier, même en étant sûr qu’il eût pu recruter un meilleur bretteur, le capitaine s’était arrangé pour faire libérer le galérien, plus pour des raisons sentimentales — si tant est que nous pouvons attribuer de telles raisons à Alatriste — que pour autre chose. En tout cas, Chie-le-Feu était là, qui avait bien du mal à dissimuler sa reconnaissance. Et reconnaissant, par Dieu, il pouvait l’être ; car le capitaine évitait au truand six jolies années enchaîné à une rame, à gauler les poissons aux cris de « nagez plus vite » et « souquez ferme ».

Et c’est ainsi que le groupe se trouva au complet, personne ne manquant au rendez-vous. Je guettais l’expression d’Olmedilla, tandis qu’il constatait le résultat du recrutement du capitaine ; et même si le comptable restait toujours aussi antipathique, impassible et silencieux qu’à son habitude, je crus percevoir un brin d’approbation. Outre les susmentionnés, et d’après ce que je connus peu après de leurs vrais ou faux noms, se trouvaient là le Murcien Pencho Bullas, les anciens soldats Enriquez le Gaucher et Andresito aux Cinquante, le gros balafré dit le Brave des Galions, un matelot de Triana nommé Suárez, un autre appelé Mascarúa, un personnage à l’allure d’hidalgo sans le sou, pâle et les yeux battus que l’on appelait le Chevalier d’Illescas, et un natif de Jaén rubicond, barbu et souriant, crâne rasé et bras musclés, qui répondait au nom de Juan Eslava, dont il était notoire qu’il protégeait des ribaudes sévillanes — il vivait de quatre ou cinq de ces femmes et s’occupait d’elles comme de ses propres filles, ou presque — ce qui justifiait son surnom, loyalement gagné : le Galant de l’Alameda. Imaginez, amis lecteurs, le tableau formé par tous ces braves gens à demi masqués dans La Cour du Nègre, faisant résonner sous leurs capes, à chaque mouvement, le cliquetis menaçant de leurs dagues, pistolets et épées. Car quiconque se fût trouvé là sans savoir qu’ils étaient tous dans le même camp que lui — du moins pour le moment — eût eu quelque raison de sentir son sang se glacer dans ses veines. Quand cette troupe impressionnante fut enfin au complet, Diego Alatriste laissa quelques pièces sur la table, nous nous levâmes et, au grand soulagement du tavernier, nous sortîmes avec Olmedilla pour nous diriger vers le fleuve, par les ruelles noires comme la gueule d’un loup. Point ne nous fut besoin de regarder derrière nous. Au bruit des pas qui résonnaient dans notre dos nous sûmes que les recrues se glissaient l’une après l’autre par la porte et suivaient notre trace.

Triana dormait dans l’obscurité, et ceux qui restaient éveillés s’empressaient de s’écarter prudemment de notre chemin. La lune était à son dernier quartier, mais elle nous apportait encore un peu de lumière ; suffisamment pour voir se découper sur la berge une barque dont la voile était ferlée sur le mât. Un fanal était allumé à la proue et un autre à terre, et deux formes immobiles, le patron et le matelot, attendaient à bord. C’est là que s’arrêta Alatriste, Olmedilla et moi-même restant près de lui, tandis que les ombres qui nous avaient suivis se rassemblaient tout autour. Mon maître m’envoya prendre un des fanaux et je revins avec pour le poser à ses pieds. Maintenant la lumière ténue de la flamme donnait un aspect plus lugubre encore à ce rassemblement. On distinguait à peine les visages : juste des pointes de moustaches et de barbes, des pans de capes et des chapeaux enfoncés jusqu’aux yeux, et le faible éclat métallique des armes que tous portaient à la ceinture. Des murmures et des chuchotements se firent entendre, tout bas, parmi les camarades qui s’étaient reconnus mutuellement, et le capitaine y mit fin en donnant un ordre sec.

— Nous allons descendre le fleuve pour un travail qui vous sera expliqué quand nous serons là où nous devons être… Tous ont déjà reçu une avance, et donc personne ne peut revenir en arrière. Et pardonnez-moi de vous dire que nous sommes tous des muets.

— En douter est nous faire offense, dit quelqu’un. Plus d’un ici a fait ses preuves sur le chevalet et a su se taire comme un homme d’honneur.

— Il est bon que cela soit clair… Des questions ?

— Quand toucherons-nous le reste ? demanda une voix anonyme.

— Quand nous en aurons fini avec nos obligations. En principe, après-demain.

— Également en or ?

— Sonnant et trébuchant. Des doublons pareils à ceux qui ont été versés en acompte à chacun.

— Il faudra expédier beaucoup d’âmes ?

Je regardai du coin de l’œil le comptable Olmedilla, sombre et noir dans son manteau, et je vis qu’il semblait gratter le sol de la pointe du pied, mal à l’aise, comme s’il était ailleurs ou pensait à autre chose. Homme de papiers et d’encriers, sans doute n’était-il pas habitué à certaines manières crues.

— On ne réunit pas des gens de votre qualité, répondit Alatriste, pour danser la chacone.

Il y eut quelques rires, quelques jurons et imprécations. Quand ils s’éteignirent, mon maître désigna la barque.

— Embarquez et installez-vous du mieux que vous pourrez. Et à partir de maintenant, messieurs, vous voudrez bien vous considérer comme à l’armée.

— Que signifie cela ? Questionna une autre voix.

À la lueur avare du fanal, tous purent voir que le capitaine posait sa main gauche, comme par distraction, sur le pommeau de son épée. Ses yeux brillaient dans l’obscurité.

— Cela signifie, dit-il lentement, que celui qui désobéit à un ordre ou fait la grimace, je le tue.

Olmedilla observait le capitaine avec une attention soutenue. Dans le chœur, on n’entendait pas bourdonner un moucheron. Chacun ruminait l’avertissement pour son compte, en tâchant d’en faire son profit. Et soudain, dans le silence qui s’était instauré, on entendit, tout près des bateaux amarrés à la berge, un bruit de rames. Tous les ruffians se tournèrent pour regarder : un canot était sorti de l’ombre. Sa silhouette se découpait sur le scintillement des lumières de l’autre rive, avec une demi-douzaine de rameurs à la tâche et trois formes noires dressées à l’avant. Et en moins de temps qu’il ne m’en faut pour l’écrire, Sebastián Copons, flairant le danger, avait déjà bondi en pointant deux énormes pistolets, apparus dans ses mains comme par magie ; et le capitaine Alatriste empoignait, avec la rapidité de l’éclair, l’acier de son épée nue.

— Nous allons pêcher la sardine, dit une voix familière dans l’obscurité.

Comme s’il s’agissait d’un mot de passe, ces paroles nous rassurèrent aussitôt, le capitaine et moi, qui étais également sur le point de mettre la main à ma dague.

— Ce sont gens pacifiques, dit Alatriste.

La meute se rassura tandis que mon maître rengainait et que Copons rangeait ses pistolets. Le canot avait touché terre à une encablure de la proue de notre barque, et l’on pouvait maintenant distinguer, à la clarté diffuse du fanal, les trois hommes qui se tenaient debout. Alatriste s’approcha de la rive pour rejoindre Copons. Je le suivis.

— Nous venons dire adieu à un ami, dit la même voix.

J’avais, moi aussi, reconnu le comte de Guadalmedina. Comme ses deux compagnons, sa cape et son chapeau le dissimulaient. Derrière eux, parmi les rameurs, je vis luire, à demi cachées, les mèches allumées de plusieurs arquebuses. Ceux qui accompagnaient Álvaro de la Marca étaient gens habitués à prendre leurs précautions.

— Nous ne disposons pas de beaucoup de temps, dit le capitaine d’un ton sec.

— Nul ne souhaite vous gêner, répondit Guadalmedina qui restait sur la barque avec les autres, sans mettre pied à terre. Faites comme si de rien n’était.

Alatriste regardait les hommes emmitouflés. L’un d’eux était corpulent, la cape bien serrée autour des épaules et du torse puissants. L’autre était plus svelte, avec un chapeau sans plumes et une cape brune qui le couvrait de la tête aux pieds. Le capitaine resta encore un moment à les observer.

Lui-même était éclairé par le fanal de l’avant de notre barque, son profil de faucon rougeoyant au-dessus de la moustache, les yeux scrutateurs sous le bord noir du chapeau, la main frôlant la garde luisante de son épée. Il semblait sombre et dangereux dans l’obscurité, et je me dis que, vu du bateau, son aspect devait être identique. Finalement, il se tourna vers Copons qui était toujours à mi-chemin et vers les hommes du groupe qui regardaient, un peu plus loin, dissimulés dans l’ombre.

— A bord, dit-il.

Un à un, Copons en tête, les ruffians passèrent près d’Alatriste, et le fanal de la proue les éclaira à mesure qu’ils montaient dans la barque dans un grand fracas de toute la ferraille qu’ils portaient sur eux. La plupart masquaient leur figure en passant devant la lumière, mais d’autres la laissaient découverte par indifférence ou défi. Quelques-uns, même, s’arrêtèrent pour lancer un regard curieux aux trois hommes emmitouflés qui assistaient à l’étrange défilé sans souffler mot. Le comptable Olmedilla s’arrêta un instant près du capitaine, en contemplant les gens du bateau, l’air préoccupé, comme s’il hésitait à leur adresser la parole. Il choisit de ne pas le faire, passa une jambe au-dessus de la lisse de notre barque et, entravé par son manteau, il fût tombé à l’eau si de fortes poignes n’étaient venues le secourir pour le basculer à l’intérieur. Le dernier fut Bartolo Chie-le-Feu, qui portait l’autre fanal et me le passa avant d’embarquer en faisant autant de vacarme que s’il eût porté la moitié de la Biscaye dans sa ceinture et ses poches. Mon maître restait toujours immobile, observant les hommes de l’autre bateau.

— Voilà, dit-il, sans se départir de son ton sec.

— Ce ne me semble pas mauvaise troupe, dit l’emmitouflé grand et gros.

Alatriste le regarda en tentant de percer l’obscurité. Il avait déjà entendu cette voix. Le troisième emmitouflé, celui qui était plus mince et de moindre taille, se tenait entre le gros et Guadalmedina, il avait assisté en silence à l’embarquement des hommes et étudiait maintenant le capitaine avec beaucoup d’attention.

— Sur ma vie, dit-il enfin, ces gens me font peur.

Il avait une voix neutre et distinguée. Une voix habituée à ne jamais être contredite. En l’entendant, Alatriste se figea comme une statue de pierre. Pendant quelques instants, j’entendis sa respiration, calme et très mesurée. Puis il posa une main sur mon épaule.

— Monte à bord ! ordonna-t-il.

J’obéis, en emportant notre bagage et le fanal. Je sautai sur le pont et allai m’installer à l’avant, parmi les hommes enveloppés dans leurs capes qui sentaient la sueur, le fer et le cuir. Copons me ménagea une place, et je m’assis sur mon ballot. De là, je vis Alatriste debout sur la rive, qui regardait toujours les emmitouflés du bateau. Puis il leva une main comme pour ôter son chapeau, mais il n’acheva pas son geste — se bornant à en toucher le bord en manière de salut —, rejeta sa cape sur ses épaules et embarqua à son tour.

— Bonne chasse, dit Guadalmedina.

Personne ne répondit. Le patron avait largué les amarres, et le matelot, après nous avoir écartés de la berge en s’arc-boutant sur une rame, hissait la voile. Et ainsi, aidée par le courant et la faible brise qui soufflait de terre, fendant le faible reflet des rares lumières de Séville et de Triana dans l’eau noire, notre barque glissa lentement sur le fleuve.

Tandis que nous descendions le Guadalquivir, d’innombrables étoiles scintillaient au ciel, et les arbres et les taillis défilaient à droite et à gauche comme des ombres noires et serrées. Séville était très loin derrière nous, de l’autre côté des méandres du fleuve, et la fraîcheur nocturne imprégnait d’humidité les planches de la barque et nos capes. Couché près de moi, le comptable Olmedilla grelottait de froid. Je contemplais la nuit, la couverture jusqu’au menton et la tête posée sur le ballot, observant de temps en temps la silhouette immobile d’Alatriste, assis à l’arrière, à côté du patron. Au-dessus de ma tête, la tache claire de la voile oscillait avec le courant, couvrant et découvrant les petits points lumineux qui parsemaient la voûte céleste.

Presque tous les hommes gardaient le silence. Les formes noires de la troupe se serraient dans l’espace étroit de la barque. Se mêlant au bruit de l’eau, on entendait des respirations somnolentes et des ronflements rauques, et parfois un chuchotement venant de ceux qui restaient éveillés. Quelqu’un chantait une romance en sourdine. À côté de moi, le chapeau rabattu sur le visage, bien emmailloté dans sa cape, Sebastián Copons dormait comme une souche.

La dague s’enfonçait dans mes reins, et je finis par l’enlever. Pendant un moment, admirant les étoiles, les yeux bien ouverts, je voulus penser à Angelica d’Alquézar ; mais son image s’effaçait tout le temps, disparaissant devant l’incertitude du sort qui nous attendait plus bas sur le fleuve. J’avais entendu les instructions d’Álvaro de la Marca au capitaine, de même que les conversations de celui-ci avec Olmedilla, et je connaissais les grands traits du plan d’attaque du galion flamand. Le principe consistait à l’aborder pendant qu’il était mouillé sur la barre de Sanlúcar, à couper ses amarres et à profiter du courant et de la marée, qui étaient favorables cette nuit-là, pour le conduire à la côte et, une fois là, transporter le butin sur la plage où l’attendrait une escorte officielle prévue à cet effet : un détachement de la garde espagnole, qui, à cette heure, devait être en train d’arriver à Sanlúcar par voie de terre, et qui guetterait discrètement le moment d’intervenir. Quant à l’équipage du Niklaasbergen, il était composé de marins et non de soldats, qui, de plus, seraient pris par surprise. En ce qui concernait leur sort, les instructions étaient sans équivoque : quoi qu’il arrive, ce serait mis sur le compte d’une audacieuse incursion de pirates. Et s’il est quelque chose de sûr dans la vie, c’est que les morts ne parlent pas.

Le froid se fit plus fort avec l’aube, quand la première clarté découpa les cimes des peupliers qui bordaient la rive orientale. Cela réveilla quelques hommes, qui s’agitèrent en se serrant les uns contre les autres pour trouver un peu de chaleur. Les moins somnolents parlaient à voix basse pour tuer le temps, en faisant circuler une gourde de vin. Il y en avait trois ou quatre qui chuchotaient près de moi, me croyant endormi : Juan Jaqueta, son compère Sangonera, et d’autres. Et ils parlaient du capitaine Alatriste.

— Il est resté le même… disait Jaqueta. Muet et calme comme la mère qui l’a mis au monde.

— On peut lui faire confiance ? demanda un ruffian.

— Comme à une bulle papale. Il a passé un bout de temps à Séville, vivant de son épée et sans faire de manières. Nous avons partagé le même air et les mêmes orangers pendant une saison… Une mauvaise affaire à Naples, m’a-t-on dit. Une mort à la clé.

— On dit que c’est un ancien soldat et qu’il a été dans les Flandres.

— Oui.

Jaqueta baissa la voix.

— Comme cet Aragonais qui dort là-bas, et le garçon… Mais avant, il a fait l’autre guerre, Nieuport et Ostende.

— La main est bonne ?

— Et comment. Et il est aussi fort vicieux, et de méchant caractère…

Jaqueta s’arrêta un instant pour faire un emprunt à la gourde ; j’entendis le vin couler dans son gosier.

— Quand il te regarde avec ces yeux qui ressemblent à des glaçons, il ne te reste plus qu’à débarrasser le plancher. Je l’ai vu, d’un coup de lame, faire dans un casaquin des dégâts que ne ferait pas une balle.

Il y eut une pause et d’autres visites au vin. Je supposai que les ruffians observaient mon maître, toujours immobile à l’arrière, près du patron qui tenait la barre.

— Il est réellement capitaine ? demanda Sangonera.

— Je ne crois pas, répondit son compère. Mais tout le monde l’appelle le capitaine Alatriste.

— C’est vrai qu’il ne semble pas causant.

— Non. Il est de ceux qui parlent plus avec leur épée qu’avec leur langue. Et, sur ma foi, il sait encore mieux se battre que se taire… Une de mes connaissances était avec lui sur les galères de Naples, voici dix ou quinze ans, lors d’une incursion dans le détroit de Constantinople. Il m’a conté que les Turcs les ont abordés après avoir tué presque tout le monde à bord, et qu’Alatriste et une douzaine de survivants ont battu en retraite dans la coursie en continuant de se battre pied à pied ; ils se sont retranchés sur la conille, faisant un grand carnage de Turcs, jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes tous morts ou blessés… Et les Turcs les emmenaient déjà pour passer le détroit, quand ils ont eu la bonne fortune de tomber sur deux galères de Malte qui leur ont épargné de se voir ramer pour le reste de leurs jours.

— C’est donc un homme qui a des tripes, dit l’un.

— Ça, je peux vous le jurer, camarade.

— Et de la chance, ajouta un autre.

— Sur ce point, je ne sais. Pour l’heure, en tout cas, les choses ne semblent pas aller mal pour lui… S’il peut nous épargner la chiourme en nous donnant le noli me tangere comme il l’a fait si gracieusement, c’est qu’il doit avoir de l’influence.

— Qui étaient les emmitouflés du bateau ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ça puait le beau monde. Du genre qui a les poches pleines d’espèces sonnantes et trébuchantes.

— Et le quidam en noir ?… Je veux dire l’abruti qui est presque tombé à l’eau ?

— Sur celui-là, je n’en sais pas plus que vous. Mais s’il est de la confrérie, moi je veux bien être Luther.

J’entendis de nouveau le vin couler, puis quelques rots satisfaits.

— Bonne besogne que celle qui nous attend, dit quelqu’un au bout d’un moment. Il y a des camarades et de l’aubert. Jaqueta rit tout bas.

— Oui. Mais vous avez entendu notre chef tout à l’heure. Il faudra d’abord le gagner… Et on ne nous le donne pas pour faire les jolis cours.

— En tout cas, dit l’un, ça me va, vive Dieu ! Moi, pour mille deux cents réaux, je serais capable d’aller éteindre l’étoile du Berger.

— Moi aussi, approuva un autre.

— Et puis leurs dés ne sont pas pipés ; francs comme l’or que j’ai dans ma poche.

Je les entendis chuchoter. Ceux qui savaient compter le faisaient tout bas.

— La part de chacun est-elle fixe ? demanda Sangonera. Ou bien répartira-t-on le total entre les survivants ?

Le rire étouffé de Jaqueta se fit de nouveau entendre.

— Ça, je ne crois pas qu’on le saura avant le dessert… C’est une façon comme une autre d’éviter que, en pleine mêlée et à la faveur du désordre, on se trucide mutuellement dans le dos.

L’horizon rougissait déjà derrière les arbres, laissant entrevoir les buissons et les aimables vergers qui allaient parfois jusqu’aux rives du fleuve. Je finis par me lever et, passant entre les formes endormies, je rejoignis le capitaine à l’arrière. Le patron, un individu vêtu d’une casaque de serge, un bonnet de couleur sur la tête, refusa le vin de l’outre que j’apportais pour mon maître. Un coude sur la barre, il était attentif à se maintenir à égale distance des deux rives, à surveiller la brise qui gonflait la voile, et à éviter les troncs d’arbre charriés çà et là par le courant. Il avait la face tannée par le soleil, je ne l’avais pas encore entendu prononcer un mot et ne devais pas l’entendre davantage par la suite. Alatriste but une gorgée de vin et mastiqua le morceau de pain et la viande séchée que je lui avais apportés. Je restai près de lui, à contempler la lumière grandir sur l’horizon et gagner le ciel vide de nuages ; sur le fleuve, elle était encore imprécise, et les hommes allongés dans le fond de la barque étaient toujours enveloppés d’ombre.

— Que fait Olmedilla ? demanda le capitaine, tourné vers l’endroit où se trouvait le comptable.

— Il dort. Il a passé la nuit à crever de froid. Mon maître ébaucha un sourire.

— Il n’a pas l’habitude, dit-il.

Je souris à mon tour. Nous, nous l’avions. Lui et moi.

— Il montera à l’abordage avec nous ? Alatriste eut un léger haussement d’épaules.

— Qui sait ? dit-il.

— Il faudra veiller sur lui, murmurai-je, préoccupé.

— Chacun devra veiller sur soi seul. Quand viendra le moment, ne t’occupe que de toi.

Nous restâmes sans parler, en nous passant l’outre de vin. Mon maître continua de manger un moment.

— Te voilà grand, dit-il entre deux bouchées. Il m’observait, pensif. Je sentis une douce onde de satisfaction me réchauffer le sang.

— Je veux être soldat, dis-je à brûle-pourpoint.

— J’aurais cru que, avec Breda, tu en avais eu ton content.

— Je veux l’être. Comme mon père.

Il cessa de mastiquer, me regarda encore attentivement un moment puis indiqua du menton les hommes couchés dans la barque.

— Ce n’est pas un grand avenir, fit-il remarquer.

Nous nous tûmes, bercés par le balancement de l’embarcation. Maintenant le paysage commençait à se colorer de rouge à travers les arbres, et l’ombre était moins grise.

— De toute façon, dit soudain Alatriste, il te manque quelques années pour qu’on te laisse t’enrôler. Et nous avons négligé ton éducation. C’est pourquoi, dès après-demain…

Je l’interrompis :

— Je lis des livres. J’écris convenablement, je sais les déclinaisons latines et les quatre opérations.

— Ce n’est pas suffisant. Le révérend père Ferez, le magister, est un brave homme et, à Madrid, il pourra s’occuper de toi.

Il se tut de nouveau, pour adresser un autre coup d’œil aux hommes endormis. La lumière croissante accentuait les cicatrices de leurs visages.

— En ce monde, dit-il enfin, la plume arrive parfois là où l’épée ne parvient pas.

— Alors c’est injuste, répondis-je.

— Peut-être.

Il avait un peu tardé à prononcer ce dernier mot, et je crus percevoir une grande amertume dans ce peut-être. Pour ma part, je haussai les épaules sous ma couverture. À seize ans, j’étais sûr que j’arriverais facilement là où j’avais besoin d’arriver. Et maudits soient le magister Ferez et le rôle qu’il était censé jouer là-dedans.

— Mais nous ne sommes pas encore après-demain, capitaine.

Je le dis presque avec soulagement, sur le ton du défi, en regardant obstinément le fleuve devant nous. Sans me retourner, je sus qu’Alatriste me scrutait intensément ; et quand, finalement, je lui fis face, je vis que le soleil levant teignait de rouge l’iris de ses yeux glauques.

— Tu as raison, dit-il en me tendant l’outre. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir.